Travailleurs frontaliers suisses et travail à distance en Allemagne, en France et en Italie : les conséquences fiscales
De nombreuses entreprises ont déjà adopté des modèles de travail hybrides, qui leur permettent de réduire l'espace global dont elles ont besoin et de limiter le nombre quotidien de travailleurs dans les bureaux. Le travail à distance a également réduit les déplacements professionnels, car l'utilisation intensive de la vidéoconférence pendant la pandémie a renforcé l'acceptation des réunions virtuelles partout.
Dans les situations où il n'est plus demandé aux employés de travailler à 100% au lieu du travail en Suisse, des questions de droit fiscal, de droit du travail et de sécurité sociale se posent pour un grand nombre de travailleurs frontaliers qui résident dans une zone frontalière étrangère et exercent une activité professionnelle dans les zones frontalières voisines de la Suisse.
Pendant la période de pandémie, le 3 avril 2020, le Secrétariat de l'OCDE a publié des orientations quant à l'application des règles des conventions fiscales internationales en raison de circonstances exceptionnelles, au moment où des travailleurs frontaliers ou des particuliers ont subi des mesures sans précédent, imposées par les gouvernements, notamment en matière de déplacement et de voyage.
Cependant, les mesures exceptionnelles et provisoires prises par les gouvernements en raison de l'urgence Covid-19, sont arrivées à leur terme. Les nouvelles formes répandues de travail à distance et le lieu depuis lequel l'employé travaille pourraient impacter le droit des Etats à l'imposition et créer des obligations fiscales nouvelles, ou différentes, s'agissant du revenu de l'activité salariée.
Dans cet article, nous examinerons brièvement comment le travail à domicile pourrait affecter les travailleurs frontaliers employés en Suisse et résidant en Allemagne, en France et en Italie.
Allemagne
En général
La convention de double imposition de 1971 entre la Suisse et l'Allemagne (la ""CDI CH-DE") contient une disposition spéciale qui règle l'imposition des travailleurs frontaliers. Elle stipule que les travailleurs frontaliers résidents allemands sont soumis à l'impôt sur le revenu dans leur Etat de résidence, c'est-à-dire en Allemagne. Dans le même temps, la Suisse prélève un impôt à la source de 4,5 % sur leur salaire. L'impôt suisse peut ensuite être imputé sur l'impôt sur le revenu dû en Allemagne.
Accord amiable de 2020
Pendant la pandémie COVID-19, les obligations de confinement des travailleurs frontaliers résidents allemands ont donné lieu à un accord compromissoire entre la Suisse et l'Allemagne, entré en vigueur le 11 mars 2020 et renouvelé à plusieurs reprises. Selon cet accord, les travailleurs frontaliers résidents allemands ont conservé un tel statut, même s'ils ont dû travailler à distance depuis chez eux en Allemagne pendant la pandémie. Cet accord a été prolongé jusqu'au 30 juin 2022. A partir du 1er juillet 2022, les règles habituelles pour les travailleurs frontaliers selon la CDI CH-DE s'appliquent.
Travail à distance
La CDI CH-DE contient sa propre définition des travailleurs frontaliers. Seuls les employés qui retournent régulièrement de leur lieu de travail à leur lieu de résidence sont considérés comme des travailleurs frontaliers. Selon l'Ordonnance d'application de l'Accord de consultation entre la Suisse et l'Allemagne, un travailleur est considéré comme retournant régulièrement à son domicile, s'il retourne au moins un jour par semaine ou cinq jours par mois de son lieu de résidence à son lieu de travail et inversement. En d'autres termes, en cas d'emploi à temps plein, quatre jours de travail à distance par semaine sont autorisés, à condition que le salarié retourne régulièrement de son lieu de travail à son lieu de résidence. Toutefois, le statut de travailleur frontalier prend fin si le salarié ne regagne pas son domicile plus de 60 jours ouvrables, pour une occupation sur toute l'année civile, dans le cas d'un emploi à temps plein.
Il est important de noter que, selon la jurisprudence allemande, le statut de travailleur frontalier doit être confirmé même dans le cas d'un emploi mineur de 3 jours ouvrables par mois. La Cour fédérale des finances allemande (la"CFF") précise que le nombre minimum de franchissements de la frontière par semaine ou par mois n'est pas établi par la CDI CH-DE. Par conséquent, l'Ordonnance sur l'application de l'accord de consultation prévoyant un minimum de retours par semaine et par mois est en contradiction avec la CDI CH-DE. La CDI CH-DE exige seulement que le travailleur frontalier retourne régulièrement à son lieu de résidence. La CFF précise que seul le nombre total de jours de travail peut être déterminant pour apprécier si un travailleur est retourné régulièrement à son lieu de résidence ou non. Par conséquent, un retour régulier et non simplement occasionnel ne doit exister que par rapport aux jours de travail et non par rapport à l'année entière.
En général, les autorités allemandes ont une approche plus généreuse que les autorités fiscales suisses en ce qui concerne l'octroi du statut de travailleur frontalier. Ces dernières peuvent remettre en cause le statut de travailleur frontalier si l'employé travaille principalement à distance. Pour éviter une double imposition effective, il est ainsi recommandé de clarifier chaque situation personnelle avec les autorités fiscales suisses et de ne pas se fier uniquement à la qualification faite par les autorités fiscales allemandes.
France
En général
La convention de double imposition entre la Suisse et la France, datant de 1966 ("CDI CH-FR"), prévoit l'imposition des revenus salariaux au lieu de l'exercice de l'activité professionnelle, ce qui implique un élément de présence territoriale. Les travailleurs frontaliers sont ainsi imposés en Suisse ou en France, au pro rata des jours travaillés dans l'un ou l'autre de ces Etats.
Un accord spécial sur les frontaliers, signé en 1983 entre le Gouvernement de la République française et le Conseil fédéral suisse agissant au nom des cantons de Berne, Soleure, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Vaud, Valais, Neuchâtel et Jura (les "8 cantons"), prévoit un traitement fiscal différent. Il donne à la France (i) le droit d'imposer 100% des salaires suisses, et (ii) l'obligation de reverser à la Suisse 4.5% de la masse salariale totale.
Pendant la pandémie COVID-19, l'obligation de confinement à domicile faite aux travailleurs frontaliers résidents français a donné lieu à un accord provisoire entre la Suisse et la France, daté du 13 mai 2020, et renouvelé à plusieurs reprises. Selon l'accord, les travailleurs frontaliers résidents français conservaient le statut de frontalier, malgré un temps de télétravail à 100% français. Cet accord a été prolongé jusqu'au 31 décembre 2022.
Dès le 1er janvier 2023, un accord amiable pérenne est entré en vigueur entre la Suisse et la France. Il prévoit que, dans la limite de 40% du temps de travail sur le territoire d'un Etat, l’exercice du télétravail ne remet pas en cause le statut de frontalier.
Cantons avec droit d'imposition
Par voie de conséquence, dans les cantons où un prélèvement à la source est effectué sur les salaires des frontaliers (tous les cantons suisses, sauf les 8 Cantons), l'impôt à la source sera prélevé sur 100% du salaire payé par l'employeur suisse, même si l'employé télétravaille en France pendant (au maximum) 40% de son temps de travail.
Si le taux de télétravail dépasse 40%, le salaire imposable en Suisse est limité au taux de présence auprès de l'employeur suisse. La partie du salaire afférente à l'activité exercée en France est imposable en France. Par exemple, pour un taux de télétravail en France de 70% et un salaire mensuel de CHF 10'000, CHF 3'000 sont taxés en Suisse et CHF 7'000 en France.
Cantons sans droit d'imposition
S'agissant des 8 Cantons, tant que le taux de télétravail est de 40% (au maximum), la France impose la totalité du salaire de source suisse et reverse 4.5% des salaires à la Suisse. Si le taux de télétravail français dépasse 40%, le statut de frontalier n'est plus appliqué et la Suisse reprend son droit d'imposer le salaire du travailleur frontalier, au pro rata du temps passé en Suisse. Dans l'exemple précité, le salaire de CHF 3'000 réalisé en Suisse serait soumis à l'impôt à la source suisse. La France dans ce cas ne reverse pas 4.5% des salaires à la Suisse.
Italie
En général
Selon la convention de double imposition de 1976 entre la Suisse et l'Italie ("CDI CH-ITA"), les revenus du travail ne sont imposés que dans l'Etat de résidence du contribuable, sauf si le travail est exercé dans l'autre Etat contractant. Dans ce dernier cas, les revenus de l'emploi sont imposés dans les deux États contractants (soit dans l'État de résidence du salarié, soit dans l'État où l'emploi est exercé).
En outre, l'accord spécial de 1974 entre la Suisse et l'Italie sur les travailleurs frontaliers ("Accord de 1974") prévoit un régime fiscal spécial pour cette catégorie de travailleurs. Les revenus de l'emploi provenant d'une activité professionnelle en Suisse ne sont imposés qu'en Suisse. Pour être considéré comme un "travailleur frontalier" au sens de l'Accord de 1974, le contribuable doit résider en Italie à moins de 20 km de la frontière avec la Suisse et doit franchir cette frontière "quotidiennement" pour exercer son activité professionnelle dans l'un des trois cantons suisses suivants : Grisons, Tessin et Valais.
Accord amiable de 2020
En raison des restrictions sur les déplacements transfrontaliers en vigueur pendant la pandémie de COVID-19, les autorités suisses et italiennes ont conclu un accord spécial, daté des 18-19 juin 2020 ("Accord de 2020"), afin de réglementer le traitement fiscal du travail à distance. L'Accord de 2020, renouvelé mois par mois jusqu'en janvier 2023, a établi un régime dérogatoire au traitement fiscal des travailleurs frontaliers prévu par l'Accord de 1974. Dans le cadre de l'Accord de 2020, les travailleurs frontaliers résidant en Italie ont conservé leur traitement fiscal spécial malgré le fait que le télétravail ait été effectué sur leur lieu de résidence en Italie, indépendamment du fait que des seuils aient été atteints.
Résiliation de l'Accord de 2020 et nouvel accord sur les travailleurs frontaliers
En décembre 2022, les autorités compétentes de la Suisse et de l'Italie ont résilié l'Accord de 2020 pour le 31 janvier 2023. Par conséquent, à partir du 1er février 2023, les travailleurs frontaliers seront imposés en vertu de l'Accord de 1974 et de la CDI CH-IT, lesquels ne contiennent pas de règles expresses sur le traitement du travail à distance. Il s'ensuit que les revenus de l'activité professionnelle provenant d'Italie devront être imposés en Italie, comme le prévoit la CDI CH-IT.
En raison des graves conséquences de cette situation peu claire, les organisations syndicales et patronales font pression sur les gouvernements des deux États pour qu'ils trouvent une solution à l'amiable en adoptant un nouvel accord spécial conforme aux dispositions de celui conclu entre la Suisse et la France.
Nous soulignons que le nouvel accord sur les frontaliers, que la Suisse et l'Italie ont conclu le 23 décembre 2020 et qui prévoit l'imposition des revenus du travail dans les deux États, en remplacement du régime fiscal de l'accord de 1974, pourrait bientôt entrer en vigueur. Selon le futur régime fiscal convenu entre les deux États, les salaires perçus en Suisse seront imposés à hauteur de 80 % en Suisse (État de la source) et en totalité en Italie (État de résidence du travailleur), avec la possibilité de demander un crédit d'impôts pour les impôts déjà payés dans l'un ou l'autre des Etats.
Voir l'article suivant sur le sujet (https://www.altenburger.ch/blog/nuovo-accordo-sui-frontalieri-conto-alla-rovescia).
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