Trust et évasion fiscale

Résumé d'ATF 9C_715/2022 du 19 juillet 2023

Dans deux arrêts récents, rendus dans la même affaire (l'ATF sous revue et l'ATF du 25 novembre 2022, 2C_700/2022), le Tribunal fédéral ("TF") examine si la constitution d'une fondation ou d'un trust irrévocable de droit étranger, par le transfert à cette fondation ou ce trust d'actifs sociaux et industriels très importants, constitue un cas d'évasion fiscale.

1. Faits

A l'issue d'une procédure en rappel d'impôts pour les périodes fiscales 2010 et 2011, un contribuable genevois (le "Contribuable" ) se fait reprendre des montants considérables d'impôts directs sur le revenu et la fortune par l'Administration fiscale cantonale genevoise ("AFC"). Le montant du rappel d'impôts, tous impôts confondus, s'élève à environ CHF 57'900'000, plus une amende pour soustraction d'impôts du ¾ de ce montant (soit environ CHF 43'000'000 supplémentaires ; NDLR).

A l'origine, le Contribuable est détenteur de 100% du capital d'une société holding ("HoldCo"), laquelle détient, directement ou indirectement, l'ensemble des sociétés d'un groupe industriel multinational, devenu n° 1 mondial dans son domaine d'activités. 

En 1992, le contribuable transfert les actions de HoldCo, ainsi que tous les droits rattachés au groupe, à une fondation liechtensteinoise (la "Fondation"), à titre irrévocable. En 2009, la Fondation se dessaisit des actions de HoldCo en faveur d'un fonds de Singapour, lequel est détenu par une structure trustale (la "Structure"). Le Contribuable cumule les qualités de bénéficiaire de la Structure et de membre de l'Administration du groupe.

L'information y relative est portée à la connaissance de l'AFC par des articles de presse. L'AFC constate cependant que les déclarations d'impôts du contribuable ne mentionnent aucun des actifs liés au groupe.

2. Droit

Le TF examine tout d'abord d'office la question d'éventuelles prescriptions et péremptions et conclut que les impositions sont intervenues à temps.

Il examine ensuite des griefs formels, concernant une prétendue violation de l'administration des preuves et du droit à un procès équitable, notamment en lien avec le refus de l'AFC de verser le dossier fiscal d'une société ou de donner suite à l'offre de preuve de faire entendre quatre témoins (c. 7 et ss de l'Arrêt). Le TF écarte ces griefs au motif qu'il n'existe pas de lien entre le dossier fiscal de la société et la procédure en cours et que les quatre témoins, membres de la Fondation ou dirigeants du groupe, sont en fait dans un rapport professionnel de quasi-subordination au Contribuable, ce qui compromet la pertinence des témoignages.

La question centrale examinée par le TF est de savoir si la constitution de la fondation, du fonds singapourien et de la Structure était ou non constitutive d'évasion fiscale (c. 10 de l'Arrêt). Le TF rappelle les trois conditions cumulatives de l'évasion fiscale, à savoir (i) le choix d'une forme juridique insolite, inappropriée ou étrange, (ii) ce choix est abusif en ce sens qu'il ne vise qu'une économie d'impôts et (iii) si le procédé choisi est admis par l'autorité fiscal, il conduit effectivement à une notable économie d'impôts. Si ces trois conditions sont réalisées, l'imposition est fondée non pas sur la forme choisie, mais sur la situation économiquement appropriée. En l'occurrence, il est donc question d'imposer par transparence le Contribuable sur l'intégralité des actifs détenus par la structure en place, et les revenus en découlant.

Le TF procède à l'analyse du cas d'espèce et retient, en substance, d'une part que le Contribuable était resté bénéficiaire de la Structure, qu'à ce titre, il avait reçu d'importantes distributions (approchant la centaine de millions en EUR), et d'autre part que sa qualité de directeur et/ou administrateur lui avait permis de conserver le contrôle économique du groupe. L'argument du Contribuable selon lequel il n'était pas directeur, mais qu'un des nombreux administrateurs, et qu'à ce titre qu'il ne pouvait disposer des actifs du groupe, n'est pas retenu par le TF. Selon ce dernier, les distributions considérables reçues, d'une part, et les contradictions du Contribuable tout au long de la procédure quant à son rôle et ses fonctions dans le groupe, d'autre part, sont des indices qu'il tient les rênes de la Structure.

En outre, le Contribuable n'a pas su démontrer que la Structure aurait été mise en place à d'autres fins que fiscales, par exemple successorales, ou de lutte contre la concurrence. La Structure n'avait ainsi pas d'autre but que de dissimuler la réelle identité du propriétaire des avoirs du groupe et constitue dès lors un cas d'évasion fiscale.

Le recours est rejeté et le Contribuable reste, par transparence fiscale, redevable d'un montant d'impôts de l'ordre de CHF 100'000'000, amendes incluses, liés à la fortune de la Structure et aux revenus en résultant.

3. Conclusion et discussion

Cet arrêt confirme l'approche restrictive en matière de traitement fiscal des trusts, appliquée à l'échelle du pays par la plupart des cantons, ici Genève.

Pour qu'un trust soit reconnu fiscalement et bénéficie d'un traitement par opacité, le constituant (settlor ou fondateur) doit se dessaisir de manière définitive de la fortune placée dans le trust, ne pas être lui-même (ou son époux) un bénéficiaire du trust et ne pas occuper une position dirigeante, déléguée ou d'autre nature, lui permettant de conserver sur ces actifs un quelconque contrôle, économique ou juridique. Le settlor doit donc envisager une transmission définitive d'éléments de patrimoine au trustee, en faveur des bénéficiaires du trust. Le cas échéant, il doit être à même d'établir des raisons, autres que fiscales, justifiant le choix du trust.

Moyennant respect de ces principes, le trust jouit d'une pleine opacité fiscale en Suisse, en particulier dans les cantons romands, et la fortune et les revenus en découlant échappent à l'imposition, jusqu'au moment d'une distribution aux bénéficiaires. Ces derniers sont alors taxés sur ces distributions s'ils sont résidents fiscaux en Suisse.

Cette pratique stricte ne tient cependant que peu compte des impératifs juridiques de la loi du trust, laquelle restreint l'accès des bénéficiaires aux actifs ou aux revenus d'un trust irrévocable, et habilite un trustee à prendre, seul, toutes les décisions liées aux distributions (trust discrétionnaire). Les bénéficiaires n'ont aucun droit à décider de ce qui leur sera versé par le trust. La pratique fiscale apparait schématique et ne tient qu'imparfaitement compte des éléments de complexité de chaque situation. Le fait par exemple qu'un settlor, non bénéficiaire, conserve sa position dirigeante dans un groupe de sociétés apporté à un trust, ne devrait pas, en soi, constituer un motif suffisant pour dénier au trust toute existence. A notre sens, l'influence économique et stratégique du settlor sur le groupe ne préjuge en rien des distributions qu'un trustee, nantis de pouvoirs discrétionnaires, pourrait accorder aux bénéficiaires.

Quoiqu'il en soit, le traitement fiscal d'un trust devrait toujours être soumis à l'accord préalable des autorités fiscales du lieu de résidence en Suisse du settlor et des bénéficiaires, avant la constitution du trust. Ce n'est que de cette manière que le traitement fiscal d'un trust pourra être anticipé et sécurisé.

Par ailleurs: Nouvelle pratique genevoise en matière d'imposition des plans d'intéressement du personnel.